Houellebecq, portrait d'un iconoclaste | |
(Literatură) |
La première fois que j'ai rencontré Michel Houellebecq, c'était dans une réunion de la revue L'Atelier du roman au Lucernaire. C'est Benoît Duteurtre qui me l'a présenté. |
On a bu du vin rouge. C'était en 1996: à l'époque, tous les écrivains avaient les dents violettes (maintenant, ils ont compris: ils boivent de la vodka). Le visage de Houellebecq était plus poupon qu'aujourd'hui, mais il avait déjà sa tête de Droopy schopenhauérien, la diction lasse de Pierre Desproges et une cigarette fichée entre l'annulaire et l'auriculaire. Il venait de publier Extension du domaine de la lutte et Milan Kundera le félicitait. Philippe Muray était encore vivant. Dominique Noguez l'embrassait, François Taillandier et Michel Déon lui serraient la main. Il m'a complimenté sur mon livre L'amour dure trois ans. Du coup, je l'ai trouvé très sympathique! Désormais, cette réunion du Lucernaire a quelque chose d'historique, quand j'y pense: un rassemblement de tous les romanciers postnaturalistes dans la même pièce. Vous faisiez sauter une bombe ce soir-là et la narration néobalzacienne en prenait un coup pendant quelques décennies. Je regrette que personne n'ait pris une photo de ce groupe, ce serait un peu comme la photo des auteurs du Nouveau Roman dans les années 50, ou une fête surréaliste chez André Breton vingt ans plus tôt. Je croyais que ce genre de rendez-vous allait m'arriver souvent, mais ce ne fut pas le cas.
Quelques années plus tard, devenu éditeur, j'ai contribué à héberger cette revue chez Flammarion, mais Houellebecq ne venait plus aux réunions: Déon l'avait entraîné en Irlande. Je me souviens qu'il parlait beaucoup de l'échangisme. C'était l'époque où l'idée d'aller au 2 + 2 ou chez Chris et Manu représentait le sommet de l'encanaillement. Houellebecq avait un peu flashé sur ma fiancée, il m'avait présenté sa future épouse, Marie-Pierre. J'avais un peu peur qu'il veuille organiser une partie carrée: j'étais sexuellement assez possessif, dans ma jeunesse. Dieu merci, ce ne fut pas le cas - c'est d'ailleurs un peu vexant, quand j'y repense. Nous sommes allés au Don Carlos, rue Mazarine, et j'ai oublié le reste de la soirée. Il me semble que Lidia Breda a dansé sur la table, mais je m'en voudrais de nuire à la réputation de l'éditrice très sérieuse de la «Petite Bibliothèque» chez Payot et Rivages.
F. B. et M. H. en tournée promotionnelle en Russie où ils sont les deux écrivains français vivants les plus populaires. Crédits photo : Fomichev Mikhail/RIA Novosti
J'ai ensuite revu Michel Houellebecq pendant quinze ans. Comme tout le monde, j'étais frappé par sa lenteur à répondre aux questions, comme s'il était le seul à réfléchir. En général, quand on est suffisamment patient, il finit toujours par dire des trucs surprenants. Ce goût pour le laconisme excentrique lui a joué des tours: une réputation de provocateur scandaleux est née après quelques entretiens où il défendait le bilan de Staline, ou critiquait l'islam. Je la considère comme usurpée. Houellebecq n'a aucun goût pour l'extravagance. C'est juste qu'il est libre, donc qu'il se fiche des conséquences. Je ne l'ai jamais vu calculer quoi que ce soit. Il me fait penser à ces droits de l'homme fondamentaux, selon Baudelaire: le droit de se contredire et le droit de s'en aller.
Ce qui m'étonne dans les différents portraits que la presse brosse de lui, c'est qu'il est toujours présenté comme un type sinistre. Je ne dirai pas qu'il est un boute-en-train, mais le détachement de Michel m'a toujours fait exploser de rire. C'est le Buster Keaton du XXIe siècle. Son œuvre constitue une suite de comédies froides exposant la décadence absurde de l'humanité. Dans la vie, les artistes sont parfois différents de leur travail; pas lui. Le plus houellebécquien de ses personnages, c'est lui; raison pour laquelle ils s'appellent parfois Michel, et finalement Michel Houellebecq (dans le dernier).
Notre amitié est bizarre et je trouve vaguement obscène d'en parler. Ce que je puis dévoiler de notre inexplicable lien, c'est que Michel Houellebecq répond à mon idolâtrie inconditionnelle par une tendresse attentive. Je crois que j'ai toujours cherché des grands frères en littérature. Ecrire est une activité pénible et angoissante qui nécessite, pour se rassurer, de trouver des guides. Encore faut-il en choisir un qui accepte de jouer ce rôle. Houellebecq ne déteste pas jouer les conseillers occultes, les premiers lecteurs, voire les prophètes: c'est son côté Raël. Il s'amuse de l'admiration qu'il provoque, mais il ne joue pas avec les sentiments humains. Je ne connais personne d'aussi seul, ni d'aussi délicat, sensible, émotif; il est presque féminin. Chez moi, il fond en larmes dès que je mets She's Leaving Home des Beatles, ou Que la montagne est belle de Jean Ferrat. C'est embarrassant quand il y a des témoins. Il faut leur expliquer que ce sont des sanglots de joie. Les gens sont déçus: ils s'attendent à rencontrer un monstre cruel et tombent sur un adolescent romantique en parka Marlboro Country qui s'endort à table. C'est un handicap dans la vie, de ne pas savoir composer avec les émotions. Il a sans doute choisi d'avoir des amis qui sortaient à sa place pour lui raconter ce qu'il ne parvient pas à vivre. Cela évite de souffrir pour rien. Il préfère consacrer son temps à lire Joseph Conrad dans son appartement espagnol, regarder «Questions pour un champion» et Le Gendarme de Saint-Tropez sur TV5 en Irlande, ou suivre le Tour de France à Guéthary. Telle est sa façon d'être au milieu du monde - se situer sur la bordure, tout en gardant le contact avec le pire de la germanopratie. Echanger des e-mails avec Bernard-Henri Lévy participe sans doute du même raisonnement!
Ses romans nous donnent des nouvelles de l'homme : elles ne sont pas bonnes
Houellebecq m'a toujours semblé un reporter de guerre qui aurait choisi la classe moyenne dépressive plutôt que l'Irak, le Kosovo ou l'Afghanistan. La mélancolie en entreprise (Extension du domaine de la lutte), le cafard des campings new age (Les Particules élémentaires), l'impasse du tourisme sexuel (Plateforme), l'utopie impossible du clonage humain (La Possibilité d'une île), la disparition de l'art et la muséification de la France (La Carte et le Territoire) furent ses champs de bataille, son théâtre des opérations (comme dit son ami Maurice G. Dantec). Ce sont de grands romans, travaillés, charpentés, construits. Mais ce sont aussi des enquêtes sur la condition humaine, comme Voyage au bout de la nuit ou La Nausée. Les romans de Houellebecq nous donnent des nouvelles de l'homme. Et elles ne sont pas bonnes.
Qu'est-ce qu'un écrivain? On ne le sait jamais vraiment. Ce sont des voix qui crient dans le vide. Des gens perdus qui prétendent nous intéresser avec leurs fictions inutiles. Des types avec des têtes fatiguées, des intellectuels qui pérorent à la terrasse des cafés ou éructent à poil dans leur cabane au fond des bois. Des frustrés incapables de rien changer à la course du monde, des mégalomanes impuissants. La France est le dernier pays qui continue de les écouter, ces êtres plaintifs. C'est une des dernières spécificités de ce vieux pays: nous prenons très au sérieux le droit de se lamenter. Finalement, il faut bénir les prix littéraires. Certes, ce cirque peut agacer, avec ses manigances et ses complots. Mais il attire l'œil sur cette race d'incompris.
Lundi 8 novembre, au théâtre de l'Odéon, le soir de sa consécration, Michel Houellebecq avait réuni presque les mêmes que quatorze années plus tôt au Lucernaire. On se serait cru dans une scène du Temps retrouvé. Les visages avaient vieilli, certaines jolies filles ne l'étaient pas restées, mais les moches avaient embelli. Raphaël Sorin était présent, et Teresa Cremisi, et Nelly Kaprièlian, la redoutable critique littéraire des Inrockuptibles: les trois ont beaucoup contribué à cette consécration. Le lauréat est courageusement monté debout sur un guéridon branlant et a prononcé ce court discours:
«Je suis content (éclats de rire, vivats dans l'assistance). On a beaucoup critiqué ma parka, mais elle est tout de même bien utile par temps pluvieux. Je pense que, si je n'avais pas eu ce prix, il y aurait eu de l'énervement en France, et ce n'est pas souhaitable. Notre pays n'en a pas besoin. J'étais devenu une grande cause, comme les bébés phoques. Il fallait sauver le Goncourt de Houellebecq. Maintenant que c'est fait, je suis heureux d'être entouré de vous tous qui m'aimez. Vous êtes sûrs que vous m'aimez? Je suis pour que ceux qui m'aiment puissent s'aimer entre eux. Alors, commencez tout de suite.» Quand il est descendu de son piédestal, j'ai un peu pleuré en le serrant dans mes bras, et je crois que lui aussi. Nous ne sommes vraiment pas virils, c'est pathétique. Soudain, Teresa Cremisi s'est approchée, son téléphone portable à l'oreille. «Ne quittez pas, monsieur le Président», s'est-elle écriée avant de tendre son Nokia à Michel. C'était Nicolas Sarkozy qui nous dérangeait pour féliciter le lauréat et lui annoncer une triste nouvelle: Carla ne pourrait pas venir dîner avec nous.
En conclusion, retenons que le Goncourt 2010 vient enfin de réparer l'injustice du Goncourt 1998 en couronnant le plus célèbre écrivain français, traduit dans le monde entier, certes, certes, mais aussi, ce qui me paraît bien plus important, en réchauffant un poète fragile, par un jour de pluie où il faisait 6 degrés Celsius sur Paris Périphérie. .
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